Dans le cadre du projet Fables, Valérie Berton nous conte « la tortue et les deux canards »: 

 

Cette fable est extraite du second recueil des Fables de La Fontaine édité en 1678  (fable n°2 du livre X).

La fable de La Fontaine met en scène des animaux plutôt rares dans son œuvre: la Tortue apparait dans 3 autres fables  (VI, 10 ; VIII, 16 ; XII, 15) et  les Canards dans une seule (XII, 7).

En voici le texte original (extrait du livre « Fables de La Fontaine, Paris, Editions des Enfants de France 1938) :

 

 

Pour écouter cette fable de La Fontaine,  voici 2 versions audio :

  • Sur le site « France culture » la fable lue par Catherine Jacob:

Ecouter la fable de La Fontaine sur le site « France culture »

  • Enregistrement disponible sur le site Litteratureaudio.com (qui propose de nombreux livres audio gratuits à écouter et télécharger ).  En fond musical, un concerto pour trompettes et orchestre de Josef Haydn, interprété par Paolo Longinotti et l’Orchestre de la Suisse Romande, dirigé par Ernest Ansermet (1957, domaine public).

Ecouter la fable sur le site litteratureaudio.org

Les origines de la fable

 

La Fontaine a eu connaissance de versions orientales de cette fable notamment par le « Livre des lumières ou La conduite des roys » traduction du recueil de fables  Kalila Wa Dimna*.

Voici la version tirée de cet ouvrage :

 » On raconte que deux canards et une tortue vivaient près d’un étang où poussait une herbe abondante. Les deux canards et la tortue étaient liés d’amitié et d’affection.
Il advint que l’eau de l’étang tarit ; alors les deux canards vinrent faire leurs adieux à la tortue et lui dirent : 
-« Reste en paix, amie ; nous quittons cet endroit car l’eau commence à manquer ». 
-« Le manque d’eau, leur dit la tortue, m’affecte plus que toute autre créature, car je suis comme la barque : je ne peux vivre que là où l’onde abonde. Tandis que vous deux, vous pouvez survivre partout ; emmenez-moi donc avec vous. »
Ils acceptèrent.
– « Comment ferez-vous pour me porter ? » demanda-t-elle.
– « Nous prendrons chacun le bout d’une branche, dirent-ils, et tu te suspendras, avec ta bouche, par le milieu alors que nous volerons avec toi dans les airs. Mais garde-toi, si tu entends les gens parler, de prononcer un mot. »
Puis ils la portèrent et volèrent dans les airs.
– « C’est incroyable, dirent les gens lorsqu’ils les virent,… Une tortue entre deux canards qui la portent. »
– « Ô gens de mauvaise foi, que Dieu vous fasse crever les yeux ! » pensa la tortue, lorsqu’elle les entendit.
Mais dès qu’elle ouvrit la bouche pour parler, elle tomba sur la terre ferme et creva. »

 IBN-AL-MUQAFFA’ (724-759, VIII° Siècle).
(Du livre de Kalila Wa Dimna)

 

La Fontaine a découvert les contes orientaux grâce au médecin François Bernier qui avait vécu 13 ans dans l’Empire du grand Mongol. Il est donc possible qu’outre les écrits des fables dans le Livre des Lumières, il ait entendu des récits de la bouche de Bernier lorsqu’il fréquentait le salon de Madame de La Sablière.

Car c’est un fait que plusieurs versions de cette fable existent dans la culture orientale :

Des œuvres d’art en sont le témoignage :

  Nâlandâ (ville d’Inde du Nord), bas-relief d’un temple du VIIe siècle

Les jātakas (écrits bouddhistes)  ont été un sujet de prédilection pour la sculpture. L’histoire de la tortue et des oiseaux  a été représentée par des bas-relief sur divers édifices religieux en Inde et à Java. Les épisodes figurés montrent les oiseaux transportant la tortue, sa chute ou encore son sort après son retour.

 

On trouve une représentation de ce conte dans l’un des plus célèbres temples bouddhistes d’Indonésie, sur l’île de Java, le temple Candi Mendut, qui date du IXe siècle. Les murs de l’escalier menant à la salle où trône le Bouddha sont ornés de bas-reliefs, dont l’un concerne cette histoire. Dans l’illustration ci-dessus, les oiseaux et la tortue apparaissent en haut à droite, tandis qu’au sol les chasseurs les visent avec des arcs. Et, en dessous, les hommes préparent simultanément un repas avec les restes de l’animal.

 

Aquarelle opaque, or et argent sur papier représentant l’histoire de la tortue et des deux oies de l’Himalaya.
Illustration tirée du Humayunnama, une traduction turque ottomane d’Ali Chelebi du XVIe siècle, du texte arabe Kalila wa Dimna

 

Bloc de bois de la traduction de Bidpai par Thomas North, 1570

D’autres versions, d’autres suites

et d’autres morales…

 

Le livre Kalila Wa Dimna dont une traduction d’Ibn-Al-Muqafa’ était connue de La Fontaine, était lui-même dérivé d’une traduction du Pantchatantra. On retrouve cette histoire dans ce dernier.

Les traductions en français du Pantchatantra sont postérieures à La Fontaine et proposent des versions plus ou moins  différentes de la fable.

Voici celle d’Edouard Lancereau en 1871, intitulée « La tortue et les deux cygnes »:

Lien pour retrouver le texte de l’édition de 1871 sur Google Book

 

Dans cette traduction, les deux oiseaux sont donc des cygnes et non des canards.

Comme dans le texte d’Ibn-Al-Muqafa’, les oiseaux et la tortue sont amis. Là encore, c’est la sécheresse de l’étang qui les contraint à voyager et non, comme dans la fable de La Fontaine, le souhait de la tortue de voyager dans d’autres pays. Mais dans cette version, c’est la tortue qui trouve le moyen de voyager :

« Apportez donc quelque chose, une corde solide, un petit morceau de bois, et cetera, et cherchez un étang qui ait beaucoup d’eau. Ensuite je tiendrai par le milieu le morceau de bois avec mes dents; vous deux, prenez-le par les deux bouts, et menez-moi à cet étang. »

Dans cette version aussi, les oiseaux lui recommandent vivement de ne pas parler :

« … il faut que tu observes le vœu de silence; sinon, tu tomberas du morceau de bois, puis tu seras mise en pièces.

– Certainement, dit la tortue, je fais vœu de garder le silence à partir de maintenant jusqu’à ce que par un voyage à travers les airs je sois arrivée à cet étang.

Mais quand elle passe au dessus d’une ville et entend les habitants s’étonner : « Ah! quelque chose qui a la forme d’une roue est portée par deux oiseaux! Voyez, voyez! » …. . Elle voulut dire : Hé! qu’est-ce que cette rumeur?

Elle n’avait prononcé que la moitié de ces paroles, quand elle tomba, et fut mise en morceaux par les habitants de la ville.

La morale est donnée en conclusion :

Celui qui, ici-bas, ne suit pas les conseils d’amis bienveillants périt comme la sotte tortue qui tomba d’un morceau de bois. »

……………..

Avant Edouard Lancereau, l’abbé Dubois avait traduit le Pantchatantra en 1826. Dans son recueil intitulé  » Le Pantcha-Tantra, ou Les cinq ruses : fables du brahme Vichnou-Sarma « , l’abbé Dubois propose la fable  » Les deux aigles, la tortue et le renard« .

On retrouve au début la même histoire, même si les oiseaux  sont des aigles. Ils sont amis de la tortue et l’emmène en tenant chacun un bout d’un bâton auquel s’accroche la grenouille.
Mais dans cette histoire, un renard intervient. Il s’adresse aux aigles :  » Que vous autres, seigneurs aigles, voyagiez dans les régions supérieures des airs, c’est une chose qui vous convient et à laquelle personne ne trouvera à redire; mais que cette sotte de tortue veuille se donner les tons de vous imiter, c’est ce qui doit choquer tout le monde ».
Piquée d’être traitée de « sotte » la tortue ouvre la bouche pour répondre  et tombe.

L’abbé Dubois ajoute une suite : le renard trompeur devient trompé.

Eau-forte par M. Léonce Petit (1872)
Source BNF-Gallica

 

……………..

En Mongolie, le personnage principal n’est plus une tortue, mais une grenouille. Celle-ci est jalouse des oies qui ont l’aptitude de voler vers des climats plus chauds en hiver. Les oies lui proposent de la transporter au moyen d’un bâton.

La grenouille est tellement enchantée de son voyage dans les airs qu’elle ne peut s’empêcher d’appeler les autres grenouilles restées derrière, au sol.

C’est aussi une grenouille qui voyage dans la version de l’écrivain russe Vsevolod Garchine. L’histoire est  intitulée La Grenouille voyageuse (Лягушка-путешественница).

Dans  cette version, la grenouille tombe en voulant dire à celles d’en bas que le voyage était sa propre idée, et non celle des canards.

Vsevolod Garchine, La grenouille voyageuse,
traduit du russe par Nina Lapina,
dessins de G. Nikolski
(Paris, Éditions La Farandole, 1959)

 

La grenouille voyageuse de Garchine a été adaptée en dessin animée en 1965 :

Lien Youtube vers la vidéo en version russe

 

Une version assez semblable existe au Tibet avec deux aigrettes et une tortue.

 

Preuve que les histoires voyagent de par le monde, la fable existe aussi chez les Anishinaabeg d’Amérique du Nord.

La conclusion en fait un conte étiologique :

« Et ainsi, elle voulut parler à l’un des oiseaux qui était sur le côté. Elle ouvrit la bouche. Et elle tomba! Oh, elle tomba en tourbillonnant jusqu’au sol. Et quand elle atterrit, son dos craqua, là où se trouve la carapace. Voilà pourquoi la tortue a des rayures sur le dos, depuis qu’elle est tombée et que sa carapace a craqué. »

Dominic Eshkakogan, « Kanaak Gaa-nji-bepeshshaakzid/Why the Turtle Has Stripes on Its Back », dans Gechi-Piitzijig Dbaajmowag/The Stories of Our Elders, traduction de Kate Roy et Evelyn Roy

La morale de cette histoire…

 

Selon les versions, la morale diffère… En fait, c’est essentiellement le motif pour lequel la tortue (ou la grenouille dans certaines versions) ouvre la bouche qui fait prendre son sens à la morale.

 

Pour La Fontaine, c’est la vantardise qui est pointée du doigt :

La grenouille prend la parole pour dire « La Reine. Vraiment oui. Je la suis en effet ; Ne vous en moquez point « 

Et La Fontaine énonce cette morale :

« Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d’un lignage.! »

 

Dans d’autres versions, c’est la volonté de s’approprier le mérite de l’exploit qui punit la grenouille. C’est le cas dans la version russe de Garchine (la grenouille voyageuse) ou dans la version tibétaine dans laquelle deux aigrettes viennent au secours d’une tortue enlisée dans une mare desséchée, au moyen d’un bâton. Lorsque les gens d’en bas, qui observent la tortue volante, félicitent les aigrettes pour leur intelligence, la tortue ouvre la bouche pour s’attribuer tout le mérite et trouve la mort en tombant.

 

Dans certaines traductions du Pantachtantra, ce qui est pointé, c’est le fait de ne pas écouter les conseils d’amis bienveillants.

Ainsi, dans la version traduite par Lancereau, la tortue qui, sur les conseils de ses amis, avait promis de ne pas ouvrir la bouche, ne tient pas parole, tombe et se tue. D’où la conclusion :

Celui qui, ici-bas, ne suit pas les conseils d’amis bienveillants périt comme la sotte tortue qui tomba d’un morceau de bois. »

 

Enfin, d’autres versions pointent avant tout les conséquences du bavardage et de l’incapacité à se taire ! Cette tortue a la langue trop pendue !

Forcément, pour les conteuses que nous sommes, cet conclusion sur les effets de la parole nous fait sourire !

 

Une fable qui a voyagé …

Inde, Tibet, Mongolie, Turquie, pays arabophones, Canada, Russie, France….  Cette fable est une belle illustration du voyage des histoires à travers l’espace et le temps…

Quand elle est arrivée aux oreilles de La Fontaine, elle a, aussi grâce à lui, continué son chemin.

Si aujourd’hui, ce n’est pas la fable la plus connue, il semble pourtant qu’elle ait été largement diffusée dans les provinces françaises…

Divers objets  en témoignent…. Quelques exemples ci-dessous : une carte postale, une image scolaire, un livre de jeunesse,  un protège cahier, une image pour le chocolat Ibled, une publicité pour des tablettes de chocolat Menier, une tapisserie sur le dossier d’une fauteuil Louis XV,  une assiette et, plus récent.. un verre à moutarde .

 

                                

 

 

Ainsi cette histoire se racontait en France.  Voici une version à écouter en patois du bas Poitou sur le site Parlange.fr…

Cliquer ici pour lire et écouter la fable sur le site parlange.fr

Voici un extrait de la traduction de cette version. La morale est très explicite ! :

« Tous les gens qui voyaient cette Tortue accrochée
S’en aller dans les airs, en restaient tout ébahis :
« Eh bien ! disaient-ils ; c’est elle qui aura le bouquet,
Pour faire des choses comme ça, il ne faut guère être bête. »
De son haut, elle dit : « Vous pouvez bien crier,
Je crois qu’en ce moment, je vous en bouche un coin. »
Elle en avait trop dit, le bâton était lâché,
Elle piquait un plongeon, et puis d’une vitesse folle.
Au milieu d’un chemin elle vint s’écraser,
Et, devant l’assistance, rendit le dernier soupir.

L’ambition et la gloire, comme le vin, ça saoule,
Et on oublie le moment où il faut se taire. »

Des illustrations

Estampe – Gustave Doré- 1868

 

 

Estampe de Quentin-Pierre Chedel, graveur (1705-1762)

Illustration de Grandville vers 1838
Crédits : Domaine public